Comment les politiques d’économie d’eau assoiffent le Maroc ?

88% de l’eau au Maroc est utilisée en agriculture. Cette eau provient à la fois des barrages et des nappes souterraines.

Depuis les années 1990, les ressources en eaux souterraines sont surexploitées mais la relative abondance de cette ressource et la croissance économique qui accompagnait son extraction avaient jusque-là limité les conflits d’usage. Aujourd’hui cette surexploitation des nappes s’amplifie et atteint 1 milliards de mètres cubes par an.

L’épuisement de cette ressource est désormais une réalité tangible pour de nombreuses populations faisant de cet « extractivisme minier » de la ressource une source de conflit comme à Zagora. Les records de surexploitation de la nappe, dépassant de 25% leur niveau de recharge annuelle, et l’irrégularité des précipitations amplifiée par le changement climatique font de l’exploitation des nappes phréatiques un sujet d’autant plus sensible.

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Au Maroc, plus de 40% des 1.4 millions d’hectares irrigués le sont au goutte-à-goutte, technologie censée économiser jusqu’à 50% de la ressource en eau. Malgré cela, les ressources en eau du pays s’épuisent.

Alors, comment expliquer un tel paradoxe ? Comment expliquer qu’avec de telles économies, le Maroc, ce champion du goutte-à-goutte, voit ses nappes s'assécher ?

L’article démontrera que le goutte-à-goutte, sans être à l’origine du problème, a été promu dans le sillage de politiques agricoles et de gestion de l’eau qui ont mené le Maroc dans un modèle surconsommant massivement l’eau souterraine. Si « la série des 5 dernières années de sécheresses » aura probablement une fin, elle révèle surtout une surconsommation devenue structurelle.

I - L'eau, une affaire d'état : un historique de la gouvernance marocaine

la « Politique des grands barrages »

Dans un contexte semi-aride à aride, l’irrigation est vitale à l’agriculture marocaine. Si l’irrigation concerne seulement 1.4 million d’hectares parmi les 8.5 millions d’hectares cultivés au Maroc, elle est responsable de 45% du PIB agricole et de 75% des exportations du pays.

Parmi les 1.4 millions d’hectares irrigués, 615 000 hectares le seraient par de l’irrigation « privée », soit de l’eau extraite des nappes.

Développer l’irrigation est ainsi depuis les années 1930, et encore davantage depuis les années 1960 le leitmotiv des autorités marocaines. Cela s’est particulièrement manifesté par la « politique des grands barrages » : 123 barrages ont été construits entre 1967 et 2004.

 

Ces barrages ont permis au Maroc d’atteindre au milieu des années 2000 l’objectif, déjà fixé par la France coloniale, du million d’hectares irrigués tout en limitant l’impact des sécheresses.

Mais dès les années 1980, cette politique a commencé à révéler ses limites, puisque les cycles de sécheresse des années 1980-1984 et du début des années 1990 ont compromis la production agricole : la mobilisation des eaux souterraines est alors devenue un enjeu économique et social important.

La mobilisation libérale des eaux souterraines

 

L’État marocain a ainsi évolué depuis les années 1980 d’un modèle d'État modernisateur par l'aménagement, à un État modernisateur par la libéralisation de l'exploitation de l'eau souterraine. L’exploitation minière des eaux souterraines a ainsi été perçue comme une opportunité de faire émerger une classe moyenne agricole.

 

Pour atteindre cet objectif sans épuiser la ressource en eau, le Maroc s’est doté, en 1995, d’un nouveau système de gouvernance de l’eau : la « gestion intégrée des ressources en eau » (GIRE).

La GIRE correspond à une planification harmonisée de l’usage de la ressource en eau entre les différents secteurs la consommant : agriculture, industrie, tourisme, consommation domestique… Ce modèle s’articule selon la géographie hydrographique du Maroc et donc selon ses principaux bassins hydrauliques.

On retrouve ainsi les « Agences de Bassins Hydrauliques » du Sebou, du Tensift, du Loukkos, etc.

Si ce système a été salué sur la scène internationale pour son caractère novateur et son ambition de réguler la consommation selon l’offre d’eau de chaque bassin, il n’a en réalité pas du tout eu l’impact escompté.

 

À rebours de l’objectif affiché d’une économie entre 0.8 et 4 milliards de m3 d’eau (pour une ressource renouvelable de 19 milliards de m3), le Maroc surconsomme en réalité annuellement 1 milliard de m3 d’eaux souterraines, plus de 25% au-dessus du niveau de renouvellement annuel de la ressource .

L’explication est qu‘au lieu de compter également sur un mode de gestion directe, par une police de l’eau, la politique de la GIRE mise en place consistait quasi-exclusivement à subventionner les techniques d’irrigation localisées, comme le goutte-à-goutte, censées réduire la consommation du secteur agricole. Le Plan Maroc Vert, lancé en 2008, prend ainsi en charge 80 à 100% du coût de forage et d’installation des systèmes en goutte-à-goutte.

Avec le recul, cette gestion indirecte par la promotion du goutte-à-goutte s’est révélée désastreuse…

II - Le fantasme technologique du goutte-à-goutte

La promotion d'une technologie sobre : le goutte-à-goutte

Le goutte-à-goutte est une technologie introduite massivement dans les années 2000 au Maroc, et alors présentée comme ayant le potentiel de réaliser d’importantes économies d’eau.

Irriguer n’est pas nouveau au Maroc. D’autres techniques d’irrigation étaient et sont encore communes au Maroc : l’irrigation par khettaras/séguias et l’irrigation gravitaire.

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Exemple d'un système agricole en irrigation gravitaire dans la région de Tinghir.

L’irrigation gravitaire est une technique ancestrale et toujours pratiquée, par laquelle les parcelles irriguées sont submergées pendant un laps de temps court : le tour d’eau. Contrairement au goutte-à-goutte, qui assure un flux d’eau faible mais régulier, deux tours d’eau en irrigation gravitaire peuvent être espacés de plusieurs semaines.

Pour comparer différents systèmes d’irrigation, le calcul de l’efficience d’irrigation est souvent mobilisé. L’efficience d’irrigation correspond au rapport entre les besoins de la plante et la dose d’irrigation. Une parcelle ayant besoin de 50 unités d’eau et irriguée avec 100 unités d’eau sera ainsi irriguée avec une efficience de 50%.

Voici un petit résumé des principales méthodes d’irrigation au Maroc :

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L'effet rebond du goutte-à-goutte

 

L’effet rebond, dont le cas extrême est le paradoxe de Jevons, correspond à l’augmentation de la consommation d’une ressource par l’introduction d’une technologie plus efficiente, paradoxalement supposée en réduire l’utilisation.

Un exemple classique permettant d’illustrer cet effet est la consommation de carburant des voitures. Les véhicules aujourd’hui sont plus efficients, et ont besoin de moins de carburant qu’il y a 50 ans pour parcourir une même distance.

Au lieu de diminuer la consommation globale de carburant, cet effet a plutôt incité les conducteurs à parcourir de plus longues distances, ce qui a finalement augmenté la consommation de carburant.

Cet effet s’applique aussi dans le cas de la micro-irrigation ou goutte-à-goutte : si le goutte-à-goutte permet théoriquement de diminuer la consommation d’eau de 30 à 50% par hectare, cette diminution n’est effective que si le reste du système agricole évolue peu : mêmes cultures, même nombre de cycles de cultures par an, mêmes superficies irriguées…

Or, dans le cas du Maroc, les superficies irriguées ont largement augmenté, les cycles de culture se sont accélérés (deux à trois cycles de culture par an au lieu d’un cycle), des cultures plus gourmandes en eau (comme l’avocat) se sont étendues… d’où un effet rebond important et une surconsommation des eaux souterraines qui s’accentue d’année en année pour désormais dépasser le milliard de mètres cubes d’eau par an.

Le goutte-à-goutte est-il seulement efficace ?

 

La controverse sur le goutte-à-goutte va en réalité plus loin.

Même en ignorant l’effet rebond, l’efficience théorique du goutte-à-goutte semble bien éloignée des observations de terrains. Dans certains cas, le goutte-à-goutte a une efficience similaire à celle de l’irrigation traditionnelle ou gravitaire.

Aurait-on étendu les surfaces irriguées avec une technique qui ne permet même pas d’économie d’eau à surface égale ?

Une mesure de l'économie d'eau cantonnée à la quantité irriguée

Cantonner le raisonnement de l’économie d’eau à la quantité irriguée ne permet pas de prendre la mesure réelle de l’économie d’eau.

Une meilleure mesure de la quantité d'eau consommée serait plutôt l'évapotranspiration de la parcelle, autrement dit l’eau qui s’évapore du sol et l’eau que les plantes transpirent pour pousser.

Le goutte-à-goutte permet ainsi de réduire l'évaporation au niveau du sol. En revanche, l'augmentation des rendements permise par le goutte-à-goutte (à système de culture égal) entraîne une augmentation de la transpiration des plantes et donc de leur consommation d’eau.

Même lorsque l’agriculteur ne sur-irrigue pas comme souvent observé, ces deux facteurs s’équilibrent et il n’y aurait pas de différence de consommation d’eau entre les deux modes d’irrigation, pour le même système de cultures.

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Prenons désormais l’exemple d’un périmètre irrigué dans l'arrière-pays de Settat pour visualiser les effets de la conversion massive à l’irrigation gravitaire dans une zone où jusqu’aux années 2000 prédominent une agriculture pluviale et irriguée en gravitaire grâce à l’eau des barrages :

 

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Le goutte-à-goutte n’a ainsi pas permis de diminuer la pression sur la ressource en eau, bien au contraire. Dans le contexte du changement climatique et de la récurrence des sécheresses, la diminution du niveau des nappes et la raréfaction de la ressource en eau s’accentuent.

Les agriculteurs dépendant de l’irrigation ont alors 3 choix :

- Creuser des puits plus profonds (avec quelle durabilité ?)

- Adapter leur système de culture : changer de variété ou d’espèce cultivée, adopter de nouvelles techniques (labour peu profond, agroforesterie…), diminuer la densité des arbres ou l’intensité des cycles de culture…

- Vendre et quitter leur exploitation.

 

Il est donc indispensable de réaliser que, malgré les avantages du goutte-à-goutte en termes de rendement notamment, l’intensification agricole associée ne se fait qu’à la faveur d’une augmentation de l’évapotranspiration, autrement dit de la consommation d’eau. Si cela est possible dans certains bassins excédentaires (Sebou, Loukkos), dans la majorité des bassins, cela se fait au prix d’une diminution, parfois sévère, du niveau des nappes.

III - Pas d'économie d'eau sans gouvernance réelle de la ressource

 

Un des défauts majeurs relevés à la gouvernance marocaine de l’eau est la gestion purement indirecte de la demande, par la promotion d’une technologie (le goutte-à-goutte) supposément économe en eau mais dont l’impact national a été largement négatif.

À l’inverse, les mécanismes de gestion directe de la ressource ont été largement négligés. Une gestion directe se traduirait par un contrôle de la consommation de chaque exploitation par des agents de l'État. La police de l’eau disposait ainsi de moyens très limités, quelques agents à peine par Agence de Bassin Hydraulique. Del Vecchio cite ainsi un entretien avec un fonctionnaire de l’Agence de Bassin du Sebou sur les carences de la police de l’eau :

« Bof... C’est le point faible de la chaîne car ça demande des ressources humaines importantes. C’est un engagement de l’agence, de mettre en place la police de l’eau, de la renforcer. Il faut aussi procéder à l’installation des compteurs au niveau des points d’eau existants. Ça c’est ce qui est prévu par la loi 10-95. On a des agents de police de l’eau, ils ont une carte, ils sont assermentés, ils peuvent aller sur place. Il y en a [réfléchissant]... peut-être une dizaine, deux ou trois aussi par service de l’eau mais c’est insuffisant. Il y a quelques problèmes de logistique, de moyens. L’activité “police de l’eau”, à l’agence, elle est réalisée si on en a l’occasion.»

Pour aller plus loin, consulter l’article de Del Vecchio et Mayaux sur le Saïss. 

 

Par ailleurs, les Agences de Bassin ont la compétence d’autoriser ou non le creusement ou l’approfondissement des puits et forages. Mais en attribuant quasi-systématiquement ces autorisations, ces agences n’ont pas su utiliser leur compétence pour limiter la frénésie de creusements de puits liée à l’octroi de subventions par le Plan Maroc Vert. Ainsi, le nombre de demandes déposées à l’Agence du Sebou est passé de 3000 à 7000 entre 2008 et 2013, une large partie ayant été approuvée.

La souplesse du système déclaratif mis en place a également largement failli puisque les estimations de prélèvements des agences reposaient sur des déclarations sur l’honneur que les agriculteurs n’allaient pas irriguer plus de surfaces que par le passé. Or, la pratique a montré la mise en place de puits et de forages performants et du goutte-à-goutte leur a souvent permis d’accroître considérablement les surfaces irriguées.

Si l’arrêt dans certains secteurs des subventions à l’irrigation et à la plantation de cultures gourmandes en eau, comme les avocatiers ou les agrumes va dans le bon sens, il est en réalité largement insuffisant.

La faillite des politiques de gouvernance de l’eau prouve la nécessité d’une refonte profonde des politiques nationales de l’eau par une gestion efficace à la fois directe et indirecte de la ressource en eau.

Cette gestion directe de la ressource passerait notamment par un renforcement notable de la police de l’eau et un raffermissement des « contrats de nappes » qui correspondent à des engagements chiffrés des prélèvements par les différents usagers d’une même nappe.

Quant à la gestion indirecte, elle devra aller au-delà de la promotion de la micro-irrigation. Plusieurs leviers sont envisageables : accompagnement technique des agriculteurs pour optimiser l’utilisation de l’eau, politiques de subventions agricoles promouvant des systèmes agricoles et des cultures plus sobres en eau…

Face à un épuisement des nappes renforcé par le changement climatique et à l’impossibilité de mettre à l’échelle certaines solutions comme le dessalement, le modèle agricole exportateur marocain atteint ses limites.

Mais une question demeure : comment sortir de « l’extractivisme minier » de la ressource en eau sans déstructurer le tissu rural marocain ?

 Article rédigé par Ali Hatimy

Sources majeures :

Molle et Tanouti (2017). La micro-irrigation et les ressources en eau au Maroc : un coûteux malentendu. Lien vers la publication.

Del Vecchio et Mayaux (2017). Gouverner les eaux souterraines au Maroc : L'État en aménageur libéral. Lien vers la publication.

Molle et Tanouti (2017). Squaring the circle : Agricultural intensification vs. Water conservation in Morocco.Lien vers la publication.

Benouniche, Kuper et Hammani (2014). Mener le goutte-à-goutte à l'économie d'eau : ambition réaliste ou poursuite d'une chimère ? Lien vers la publication.

Mayaux et Rousseau (2021). Extraire la ressource, s’extraire du conflit. Réguler la surexploitation des mines et des eaux souterraines au Maroc. Lien vers la publication.