[Interview] Le Maroc, potentiel acteur de premier plan dans la filière de véhicules électriques selon le dernier rapport de l’AIE

 

A l’échelle globale, la transition énergétique s’est largement accélérée dans le contexte économique des dernières années, bien que son évolution dans les années à venir soit incertaine. Pour preuve, la taille du marché mondial des six principales technologies bas-carbone produites en masse – le photovoltaïque solaire, l'éolien, les véhicules électriques, les batteries, les électrolyseurs et les pompes à chaleur – a presque quadruplé entre 2015 et 2023, atteignant plus de 700 milliards de dollars, soit environ la moitié de la valeur de tout le gaz naturel produit dans le monde. Cette croissance a été stimulée par le déploiement massif des technologies propres, en particulier pour les véhicules électriques, le photovoltaïque solaire et l'éolien. Avec les politiques annoncées pour les années à venir, le marché de ces technologies bas-carbone pourrait tripler d'ici à 2035 pour dépasser les 2 000 milliards de dollars, soit à peu près la taille du marché mondial du pétrole brut aujourd’hui.

L'Agence Internationale de l'Energie (AIE) a récemment publié son rapport Energy and Technology Perspectives 2024” (ETP-24) au sein duquel elle met notamment en lumière les opportunités existantes qui pourraient faire des économies émergentes des acteurs importants dans la fabrication de nouvelles technologies bas-carbone et leurs échanges commerciaux. Via la collecte des données pays par pays sur plus de 60 indicateurs, évaluant l'environnement commercial, les infrastructures énergétiques et de transport, la disponibilité des ressources et la taille des marchés intérieurs, l’AIE a notamment identifié les pays d’Afrique du Nord et plus particulièrement le Maroc comme des potentiels acteurs importants au sein de ses scénarios analysant les filières industrielles des véhicules électriques et de leurs batteries. Jules Sery, consultant à l'AIE et co-auteur du rapport, nous en livre les principaux éléments.

Propos recueillis par Karim Lasri.

Karim Lasri : Le Maroc dispose de nombreux atouts, le positionnant comme un acteur à haut potentiel dans l'approvisionnement de véhicules électriques et de batteries. Quelles sont les infrastructures existantes qui le placent comme un maillon-clé dans cette industrie ?

 

Jules Sery : Au total le pays bénéficie aujourd’hui d'une capacité de production annuelle de 650 000 véhicules, principalement issus des usines des constructeurs européens tels que Renault et Stellantis dont les investissements ont considérablement boosté la filière dans le royaume.

On peut citer par ailleurs la proximité avec le marché considérable qu’est celui de l'Europe et une infrastructure de transport robuste comme conditions favorables à l'émergence du Maroc comme partenaire industriel stratégique. Le port de Tanger Med, l'un des plus grands de la Méditerranée, illustre cette infrastructure à même de faciliter des expéditions rapides et efficaces, réduisant ainsi les coûts logistiques et les délais de livraison.


Karim Lasri : Au-delà des infrastructures que vous mentionnez, le Maroc dispose-t-il de ressources primaires cruciales pour son potentiel économique dans les filières de véhicules électriques et de batteries ?

Jules Sery : On pense bien souvent à l’exploitation du phosphate comme l’activité minière principale du Maroc, et dans une moindre mesure à celle du Cobalt. Le pays dispose des plus importantes réserves connues à ce jour. Ce minerai est davantage connu pour son utilisation dans la fabrication d’engrais chimiques indispensables à l’agriculture moderne, que pour son utilisation critique dans la fabrication de batterie Li-ion destinées aux VEs. En effet aujourd’hui deux technologies en particulier, ou chimie de cathode, se partagent le marché mondial de la batterie Li-ion: les batteries NMC (Nickel, manganèse, Cobalt) préférées dans les marchés occidentaux et les batteries LFP (Lithium Fer Phosphate) majoritaire sur le marché Chinois. Au cours des 5 dernières années, l’essor de la filière industrielle chinoise de batterie Li-ion a fait augmenter la part de la technologie LFP dans le mix mondial de batterie de VEs, la faisant doubler entre 2020 et 2023 pour atteindre 40% du marché mondial. Dans le jargon du milieu on parle de “LFPification” du marché mondial de la batterie Lithium-ion. Le faible coût de fabrication des batteries LFP par rapport à leur homologues NMC indique que cette tendance est amenée à se renforcer à court et moyen terme, hors disruption technologique majeure dans le milieu.
Dans ce contexte, le Maroc a le potentiel de mettre à profit ses importantes ressources en phosphate pour faire émerger une filière industrielle de la batterie LFP là où l’Europe s’est historiquement concentrée sur la technologie NMC en raison de sa plus grande densité énergétique. Par ailleurs le pays dispose de ressources énergétiques à faibles coûts et une facilité d’accès à de l’énergie bas-carbone qui peuvent contribuer à l’émergence d’une telle filière (le plus grand complexe solaire d’Afrique se situe à Ouarzazate et dispose d’une puissance de 500 MW). La disponibilité d’une main d’œuvre qualifiée, et à coût moindre du point de vue de certaines économies, constitue également un facteur attractif pour des potentiels investisseurs étrangers voulant tirer parti de ce panel de ressources.

 

Ci-avant, le graphique fait apparaître les potentiels acteurs principaux pour la fabrication de VEs et de batteries en Afrique, Amérique Latine et Asie du Sud-Est. Le Maroc y apparaît comme un leader potentiel du continent africain, avec la Tunisie et l’Égypte. Les contributions respectives de multiples facteurs, allant des infrastructures énergétiques à la compétitivité industrielle en passant par la demande domestique, y sont notamment représentées.


Karim Lasri : Du fait de ces atouts que vous mentionnez, le Maroc a déjà attiré pour la production de véhicules électriques et de batteries des investissements chinois. Quelle est la teneur des projets en cours ?

Jules Sery : En effet, plusieurs investisseurs étrangers s’intéressent au Maroc pour y établir une filière industrielle de la batterie à la lumière des avantages mentionnés précédemment. On peut notamment citer les industriels Chinois CNGR Advanced Material Company et Gotion qui ont respectivement annoncé des investissements de 2 et 6.5 milliards de dollars à court terme dans le pays. Gotion envisage d’y construire un complexe industriel autour de la technologie LFP capable d’atteindre une production annuelle de 100 GWh. Pour donner un ordre de grandeur, si ce projet arrive à son terme, sa capacité de production dépassera celle de LG Energy Solution, actuellement la plus grande usine Européenne de batterie en fonctionnement avec 86 GWh de capacité. D’autres industriels asiatiques, notamment le sud-coréen LG Chem et le chinois Youyshan, ont également annoncé récemment des investissements importants dans le pays. Tous ces projets vont permettre à la filière industrielle marocaine de la batterie de se développer considérablement pour ainsi répondre à la forte demande créée par les ventes de véhicules électriques au sein des principaux marchés voisins du Maroc, celui de l’Europe en premier lieu.


Karim Lasri :  L’économie globale est marquée par une augmentation massive des investissements dans les énergies propres : 50% d’augmentation en 2023. Cependant, les politiques commerciales bien conçues sont considérées essentielles afin que la transition vers les énergies propres continue à s'accélérer. Dans ce contexte, les accords commerciaux favorables au Maroc pourraient-ils attirer de nouveaux investissements dans ces secteurs de la part d’autres partenaires que la Chine ?

Jules Sery : Le Maroc a signé des accords de libre-échange importants avec ses principaux partenaires commerciaux, à commencer par l’Union Européenne en 1996 et les Etats-Unis en 2004. Ces accords commerciaux permettent notamment au Maroc de s’affranchir de tarifs douaniers et de quotas qui pourraient entraver la compétitivité de ses exportations. Par ailleurs, l’accord de libre-échange signé avec les Etats-Unis revêt un avantage double puisqu’il permet aux VEs équipés de batteries fabriquées au Maroc d’être éligible au crédit d'impôt octroyé dans le cadre du Inflation Reduction Act (IRA) américain. L’ensemble de ces accords commerciaux offre à filière industrielle marocaine du VE et de la batterie de formidables opportunités d’exportation qui permettraient à la production domestique de considérablement dépasser une demande intérieure encore naissante et trop peu développée pour permettre un véritable essor industriel de ces technologies.


Karim Lasri : Au vu de tous ces éléments, quelles projections peut-on raisonnablement faire en ce qui concerne le développement de la filière des véhicules électriques au Maroc ? 

Jules Sery : Dans le cadre de notre rapport ETP-24 nous avons développé un modèle implémentant l’ensemble des conditions favorables à l’émergence d’une filière industrielle de VEs et de batterie au Maroc afin d’évaluer les trajectoires futures de la production et des échanges commerciaux de ces technologies selon différents scénarios.

Le scénario « Nouveaux engagements annoncés » (Announced Pledges Scenario, APS) examine ce qui se passerait si tous les objectifs énergétiques et climatiques nationaux fixés par les gouvernements, y compris les objectifs de zéro émission nette, étaient atteints dans les temps et dans leur intégralité. Dans ce scénario, l’AIE estime que l’Afrique du Nord, avec le Maroc en premier plan, produira presque 1.8 millions de véhicules électriques en 2035 dont 70% seraient destinés à l’export vers les USA et l’Union Européenne. Cette production de VEs générera en retour une demande en batterie de presque 200 GWh entièrement satisfaite par la production locale. Un second scénario dénommé “Cas à haut potentiel” (High Potential Case, HPC) a été développé afin d’estimer l’impact, sur la production mondiale et les échanges commerciaux de ces technologies, d’une demande de VEs et batteries compatible avec un objectif de zéro émissions nette de CO2 en 2050. Au sein de notre scénario HPC, le Maroc pourrait voir sa production de VEs et batterie atteindre plus de 3.5 millions et 300 GWh respectivement en 2035. En 2050, dans le scénario HPC, le développement de la filière industrielle marocaine ainsi que la demande mondiale accrue de VEs et de batteries pourraient accroître la production domestique à plus de 4 millions de VEs dont plus de la moitié seraient destinés aux exportations vers l’Union Européenne.

 

 

Le graphique ci-dessus fait apparaître, entre autres, la balance d’import-export de VEs et de batteries, en millions, pour les pays d’Afrique du Nord, et dans deux scénarios : celui des objectifs déjà fixés par les gouvernements (APS), et un scénario plus optimiste (High Potential Case) qui suppose que les économies concernées exploitent tous leurs avantages compétitifs en s’affranchissant de nombreuses barrières au développement de ces marchés. On y voit le potentiel d’exportations depuis les pays d’Afrique du Nord, et il y est fait mention explicite de la position de leadership du Maroc, du fait de sa capacité à passer à l’échelle sa production de VEs et de batteries.

 

 

Pour conclure, ce récent rapport de l’AIE met en lumière les opportunités économiques et stratégiques considérables qu'offre la transition énergétique pour des pays comme le Maroc, qui disposent de nombreuses ressources, d'infrastructures industrielles solides et d'une position géographique avantageuse. Avec une vision claire et des politiques adaptées, le Maroc a le potentiel de devenir un acteur majeur dans la fabrication de véhicules électriques et de batteries, contribuant ainsi à répondre à la demande croissante de technologies bas-carbone.

Les investissements étrangers, les accords commerciaux de libre-échange et les ressources énergétiques à bas coût renforcent cette perspective. En capitalisant sur ces atouts, le Maroc peut non seulement diversifier son économie, mais aussi jouer un rôle clé dans l'intégration des économies émergentes dans la chaîne de valeur mondiale des véhicules électriques et des batteries.

Les scénarios élaborés par l'AIE montrent que l'avenir du Maroc dans ce secteur est prometteur, à condition de continuer à attirer des investissements et à adopter des stratégies favorables à l'industrialisation du pays et à l'exportation. Ce développement pourrait ainsi inscrire durablement le Royaume dans la dynamique mondiale de la transition énergétique.

Lien vers le rapport "Energy and Technology Perspectives 2024" ETP-24