Les politiques agricoles ne nourriront jamais le Maroc sans politiques alimentaires !

Tant que le goûter de nos enfants ou de nos petites soeurs sera un Bimo* et non une gousse de caroube, le Maroc ne parviendra jamais à se nourrir lui-même.

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Pour se nourrir, le Maroc dépend largement et de plus en plus des importations, en particulier pour les « produits de base » : le Maroc ne produisant en 2022 qu’environ 28% de sa consommation de céréales, 27% de sa consommation d’huiles et 20% de sa consommation de sucres, alors que ces trois catégories cumulées constituent entre 77 et 82% des calories consommées au Maroc (1).

Cette dépendance alimentaire s’amplifie et s’explique par deux facteurs essentiels. Le premier est démographique : la population marocaine a été multipliée par 3 depuis 1961 et elle continue d’augmenter de façon substantielle. Le second facteur correspond aux changements des modes alimentaires et à une orientation vers la consommation de plus de produits transformés, proportionnellement plus riches en farines, sucres et huiles, généralement importés. Les besoins alimentaires ont ainsi augmenté à un rythme plus élevé que celui de la croissance démographique et de la production agricole nationale.

Ces changements profonds dans le régime alimentaire marocain ont conduit à une détérioration préoccupante de l’état de santé de la population. En 2018, 61% de la population marocaine était en surpoids et 21% obèse alors que l’obésité était presque inexistante dans les années 1970.

Dans le même temps, le Maroc a basé son modèle de production agricole sur l’exportation, en particulier de fruits et légumes. Mais la forte croissance de ces exportations ne compense pas l’augmentation des importations.

Le graphique suivant compare les principales exportations marocaines que sont les fruits et légumes aux importations des trois « produits de base » que sont les céréales, sucres et huiles.

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Lorsqu’on exclut les produits de la mer, la balance commerciale agricole et agro-alimentaire globale s’avère largement déficitaire, avec 6,9 milliards de dollars d’importations et 5,3 milliards de dollars d’exportations en 2021. En 2021, cette balance était à peine à l’équilibre en incluant les produits de la mer.

En 2022, l’envolée des cours internationaux des huiles et céréales a probablement creusé davantage ce déficit.

Face à l’incapacité du modèle agro-exportateur à générer une balance commerciale positive et devant l’immense défi hydrique et climatique qui se pose devant l’agriculture marocaine, de plus en plus de voix s’élèvent en faveur de la « souveraineté alimentaire » ou du moins pour un ralentissement des exportations.

Popularisée dès 1996 par la Via Campesina, mouvement international de défense des droits des petits agriculteurs, la souveraineté alimentaire se définit comme « le droit de chaque pays de maintenir et de développer sa propre capacité à produire son alimentation, facteur essentiel de la sécurité alimentaire au niveau national et communautaire, tout en respectant la diversité culturelle et agricole ».

La souveraineté alimentaire est désormais reprise y compris dans les discours officiels : le Salon International de l’Agriculture au Maroc en 2023 avait même pour thème « Génération Green : Pour une souveraineté alimentaire durable ».

Mais cette souveraineté alimentaire a très peu de chances de se concrétiser au Maroc. Le remplacement des cultures d’exportation voraces en eau par d’autres cultures n’est politiquement pas envisagé. Et même s’il l’était et qu’un recentrement des productions agricoles sur les besoins du marché national était opéré, cela affecterait d’une part la rentabilité de l’agriculture marocaine et d’autre part, ne permettrait pas de répondre aux besoins alimentaires massifs, nouveaux et évolutifs de la population marocaine.

Dans cet article, nous allons démontrer que tant qu’elles ne sont pas accompagnées de politiques alimentaires ambitieuses, les politiques agricoles ne permettront jamais au Maroc de suffire à ses besoins alimentaires.

I - L’équation insoluble des « produits de base »

La chute continue de la couverture des besoins par la production nationale

Alors que la production agricole nationale couvrait la majorité des besoins alimentaires en « produits de base » jusqu’aux années 1970, cette couverture, s’apparentant à une forme de « souveraineté alimentaire », s’est continuellement érodée depuis.

Cette érosion est la conjonction de plusieurs facteurs : lente augmentation de la production, augmentation des besoins, facilité à combler ces besoins sur les marchés internationaux…

Les céréales, qui représentent 53% des apports caloriques de la population marocaine, sont un exemple typique de l’érosion de cette capacité de l’agriculture marocaine à couvrir les besoins de sa population.

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La croissance continue de la demande

L’augmentation des besoins en « produits de base » doit être comprise comme le résultat de plusieurs facteurs. Il est évidemment le résultat de la croissance démographique, la population marocaine ayant triplé entre 1961 et 2022.

Mais il est aussi la conséquence de changements profonds dans les modes alimentaires. Ainsi, la disponibilité par habitant de céréales est passée d’une moyenne de 270 kg par an dans la décennie 1970 à 320 kg/an dans la décennie 2010.

Il faut cependant nuancer cette augmentation puisqu’elle ne s’est pas nécessairement traduite par une augmentation réelle de la consommation de céréales par habitant puisqu’une large partie de cette variation doit être imputée à l’augmentation de la quantité de céréales destinées à l’élevage et à l’augmentation des phénomènes de gaspillage en zones urbaines.

Néanmoins, la consommation de céréales a changé, avec une transition d’une majorité de blé dur et d’orge à une majorité de blé tendre consommé sous forme de farines très raffinées et à l’index glycémique beaucoup plus élevé. Les types de céréales et leurs formes de consommation sont donc moins saines et plus favorables au développement de pathologies comme le diabète.

D’autres « produits de base » ont connu des augmentations de consommation par habitant inquiétantes et dangereuses pour la santé publique.

C’est le cas du sucre, dont la consommation est passée de 35 kilos par an par habitant à 48 kilos entre 2001 et 2022. Un marocain consomme en moyenne 500 calories de sucre raffiné par jour soit 4 fois plus que les recommandations de l’OMS.

Comme pour les céréales, l’augmentation de la consommation est couverte par les importations :

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L’augmentation de la consommation par habitant de ces « produits de base » dans la ration journalière de la population marocaine est problématique car elle participe à un régime alimentaire hyper-calorique : 3400 calories pour des recommandations plutôt situées autour de 2000 à 2500 calories. En 1971, le Marocain moyen consommait 2460 calories (2).

Ce régime hypercalorique amplifie les phénomènes de surpoids et d’obésité qui concernent désormais respectivement 61% et 21% de la population marocaine.

Par ailleurs, cette surconsommation calorique est atteinte par des « calories vides » ou de mauvaise qualité (farines raffinées, sucres…) qui ne répondent pas aux besoins de la population en protéines ou en nutriments plus spécifiques. Ainsi, les anémies, carences en fer, vitamines B9 et autres carences restent courantes au Maroc. La surnutrition reste ainsi accompagnée de malnutrition.

Une agriculture marocaine incapable de répondre à la demande

Face à l’augmentation massive de la consommation de ces « produits de base », l’agriculture marocaine n’a pas été en mesure de répondre à la demande, dont la croissance a essentiellement été couverte par les importations.

Le manque de volonté politique et la posture agro-exportatrice des différentes politiques agricoles en est largement responsable (3).

Mais l’agriculture marocaine est-elle théoriquement capable de couvrir ces besoins ?

En prenant l’exemple des céréales, la réponse est négative. Les superficies cultivées en céréales sont comprises entre 4 et 4,5 millions d’hectares par an sur 8,5 millions d’hectares de surface agricole utile. Même s’il est réaliste d’envisager une légère augmentation des surfaces cultivées et une légère augmentation des rendements, cela ne permettrait pas de couvrir l’intégralité des besoins en céréales (autour de 18 millions de tonnes) alors que la production actuelle, très dépendante de la pluviométrie, varie entre 3 et 11 millions de tonnes.

Par conséquent, l’agriculture marocaine est confrontée à une limite physique pour sa production de « produits de base », dans les paramètres actuels et de répartition des ressources en eau, en foncier, de structure et d’impact du conseil agricole…

Des politiques agricoles technosolutionnistes amplifiant la vulnérabilité face au changement climatique

A cette incapacité physique actuelle à répondre à la demande alimentaire nationale se superpose une forte vulnérabilité de l’agriculture marocaine face au changement climatique. Le changement climatique pourrait en effet diminuer de 30% le volume de précipitations reçues par le territoire national en 2050. En réalité, la diminution de la ressource en eau disponible pourrait être encore plus marquée, notamment à cause de la raréfaction des phénomènes neigeux comme en 2022, indispensables au bon remplissage des nappes et des barrages.

Face à cette situation, les solutions adoptées aujourd’hui au Maroc sont exclusivement d’ordre technique et ne permettent pas réellement d’atténuer la vulnérabilité climatique. Des solutions subventionnées comme le goutte-à-goutte, technologie d’irrigation efficiente, ont au contraire amplifié la surconsommation d’eaux souterraines. Ce pari exclusivement technosolutionniste a été un cuisant échec, notamment à cause de l’absence de politique de gestion de l’eau adaptée (4).

Devant la nécessité de l’adaptation et de la résilience climatique de l’agriculture marocaine, il y a donc un enjeu d’accompagnement de la transition agroécologique, une transition qui ne peut aboutir que par la mobilisation d’innovations techniques, de savoirs paysans et d’outils de gouvernance agricole et hydrique.

Au vu de l’ensemble des éléments énoncés, le Maroc est aujourd’hui incapable de produire la nourriture que les marocains consomment, y compris dans le cas d’une stratégie aboutie de transition agroécologique et de résilience climatique, sauf si… des politiques alimentaires cohérentes et ambitieuses permettaient de modifier l’assiette de la population marocaine pour la rendre plus saine et cohérente avec les capacités de production de l’agriculture locale.

Une telle reconnexion entre producteurs et mangeurs correspond d’ailleurs aux niveaux plus aboutis d’une transition agroécologique telle que décrite par Gliessman (5), est indispensable pour mettre à l’échelle l’agroécologie et exige des innovations politiques.

II - La nécessité de politiques alimentaires ambitieuses pour une vraie « souveraineté alimentaire »

Un État marocain libéral dans l’assiette

Si les politiques alimentaires paraissent aujourd’hui nécessaires, l’État marocain est historiquement « libéral » et a tendance à peu intervenir quand il s’agit de l’assiette de la population marocaine.

La seule exception à ce « libéralisme de l’assiette » est la politique de subventions des « produits de base » par le biais de la « Caisse de compensation ». Cette politique influence indirectement l’assiette de la population marocaine.

Si le panel de produits alimentaires subventionnés est restreint aujourd’hui au sucre et au pain, il permet d’éviter l’insécurité alimentaire aux populations les plus pauvres en leur fournissant des calories en quantité et à prix régulé, stable et bas.

Mais cette politique est celle « du moindre mal ». D’une part, elle ne profite pas seulement aux plus pauvres, mais aussi aux plus riches ainsi qu’à certaines entreprises agro-alimentaires. D’autre part, elle remplit l’assiette des marocains de « calories vides » ou de mauvaise qualité.

Malgré tout, dans un pays à l’espace budgétaire limité et où il est difficile de cibler les populations les plus pauvres, une politique généraliste et concentrée sur les « produits de base » peut paraître en effet s’apparenter à une politique « du moindre mal » (6).

Néanmoins, « l’interventionnisme de l’assiette » marocaine devient aujourd’hui indispensable tant les problèmes de santé publique liés à la surconsommation de « calories vides » deviennent massifs.

Si l’État marocain fait de la souveraineté alimentaire une véritable priorité nationale, ces politiques alimentaires et cet « interventionnisme » devront aller de pair avec une refonte des politiques agricoles et de leur posture.

Le modèle brésilien : quand « l’interventionnisme de l’assiette » combine sécurité, souveraineté alimentaire et soutien à l’agroécologie

Le modèle brésilien est à ce titre très inspirant puisque sa stratégie Fome Zero (Faim Zéro) mise en place dès 2003 est le résultat d’une alliance entre les acteurs de la nutrition et de la santé publique d’une part et les mouvements paysans et de petits producteurs d’autre part.

Cette alliance a ainsi fait converger les objectifs de « sécurité alimentaire et nutritionnelle » (se nourrir suffisamment et sainement) et ceux de « souveraineté alimentaire » (décider comment se nourrir), correspondant aux deux piliers de la Politique Nationale de Sécurité Alimentaire et Nutritionnelle (PNSAN).

Par ailleurs, cette politique repose sur une innovation institutionnelle majeure : le Conseil National de Sécurité Alimentaire (CONSEA) rassemblant des acteurs de la société civile, des représentants d’organisations paysannes, de l’industrie agro-alimentaire, etc.

Ce Conseil avait pour objectif de faire remonter les besoins de la société brésilienne, notamment sur les questions agricoles, alimentaires et nutritionnelles, par le biais de propositions de politiques publiques.

Ces propositions et directives émanant de la société civile étaient ensuite traitées par la CAISAN, une chambre inter-ministérielle coordonnant 19 ministères pour la mise en œuvre et l’amélioration d’une stratégie aussi complexe et transversale que Fome Zero.

Quelques programmes phares de cette stratégie sont résumés ci-après :

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Les résultats des nombreux programmes mis en place sous le parapluie Fome Zero ont été remarquables et salués à l’international. Les fonds de lutte contre la pauvreté étaient globalement assez bien ciblés et ont permis de sortir 20 millions de personnes de la pauvreté entre 1999 et 2009. Le taux de pauvreté des petits producteurs brésiliens a également nettement reculé, passant de 41% en 2003 à 24% en 2009 (7).

La stratégie Fome Zero n’est évidemment pas un succès total. Les inégalités et la pauvreté restent des fléaux importants au Brésil, et l’ascension d’un gouvernement d’extrême droite en 2018 a détricoté certains des rouages de cette stratégie.

Malgré tout, l’inscription en 2010 dans la Constitution brésilienne du Droit humain à une alimentation adéquate (DHAA), et plus généralement les politiques publiques brésiliennes, ont démontré qu’il était possible d’intégrer les enjeux de sécurité alimentaire (se nourrir), de sécurité nutritionnelle (se nourrir sainement) et de souveraineté alimentaire (décider comment se nourrir).

Cette intégration peut être résumée par les réflexions suivantes :

L’enjeu nutritionnel aide à problématiser l’enjeu de la souveraineté alimentaire. Comment on se nourrit ? Quelle qualité des aliments ? Ce qui renvoie à des dimensions plus larges que la technique et la santé : avec quelle terre et pour qui ? Cultivant quels aliments et comment ? (8)

Comment intervenir dans l’assiette de la population marocaine ?

Transposer exactement le modèle brésilien au Maroc ne serait pas envisageable en raison de nombreuses différences : régime politique, capacités budgétaires, contexte agricole et climatique…

Néanmoins, cet exemple démontre la pertinence d’une mise en cohérence des politiques alimentaires et agricoles.

Au Maroc, il est certain que l’agriculture nourrirait davantage la population marocaine si les politiques agricoles du pays étaient moins orientées vers l’exportation.

Cependant, au regard des besoins alimentaires évolutifs et massifs de la population marocaine, elle serait aujourd’hui physiquement incapable de produire toute la nourriture que les marocains consomment.

L’agriculture marocaine ne produirait assez que si les marocains changent leur régime alimentaire, notamment en revenant vers une nourriture moins transformée et plus proche du régime alimentaire des années 1960-1970.

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La mise en place de politiques alimentaires pour promouvoir un régime alimentaire différent exigera d’importants efforts des pouvoirs publics.

Néanmoins, l’exemple brésilien démontre que de telles politiques peuvent ne pas être autoritaires ou verticales si la société civile participe aux processus décisionnels pour décider du régime alimentaire de demain dans une démarche réelle de « souveraineté alimentaire ».

Plusieurs leviers d’amélioration de la qualité nutritionnelle du régime alimentaire marocain tout en y répondant par une production agricole locale peuvent être mentionnés.

D’abord, une sensibilisation aux dangers de la nourriture industrielle et transformée et des politiques défavorables à leur consommation, importation et production réduiraient leur impact sanitaire et atténueraient la dépendance du Maroc aux importations, ces industries étant particulièrement consommatrices de farines raffinées, sucres et huiles, souvent importées.

Ensuite, face aux dangers sanitaires que représentent les farines raffinées (manque de fibres, index glycémique élevé) et à l’incapacité du Maroc à produire suffisamment de blé tendre, une promotion des céréales traditionnelles paraît pertinente.

Ces céréales (orge, blé dur, sorgho, etc.) sont plus souvent produites dans des systèmes agricoles familiaux et ont l’avantage d’être plus résilientes face au changement climatique. Par leur teneur élevée en fibres, elles apportent une sensation de satiété précoce, utile pour diminuer l’apport calorique journalier moyen trop élevé au Maroc.

L’enjeu de la souveraineté alimentaire en protéines

Enfin, la question de la production de protéines est souvent la plus compliquée lorsqu’on évoque la souveraineté alimentaire.

Au Maroc, elle correspondrait à une promotion de la production et de la consommation de protéines végétales (pois, fèves, haricots) et un maintien des niveaux de consommation de viande, tout en modifiant le ratio viande rouge / viande blanche.

En effet, contrairement à de nombreux pays industriels ou post-industriels, la population marocaine consomme une quantité de protéines animales raisonnable, autour de 40 kg/an/habitant, soit deux fois moins qu’un français moyen et trois fois moins qu’un argentin moyen.

Cette consommation est sensiblement supérieure aux niveaux de consommation de viande en 1971, estimés à 25 kg/an/habitant.

La quasi-totalité de la viande consommée est produite au Maroc, donnant l’illusion d’une forme d’auto-suffisance.

En réalité, la majorité de l’alimentation de ces animaux est importée, et la progression de la production de « viande blanche » (correspondant surtout au poulet industriel) a été permise par une croissance faramineuse des importations de maïs et de soja d’Argentine et du Brésil.

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Un maintien de la consommation de protéines animales paraît donc pertinent au regard de la consommation journalière raisonnable de ce type de protéines au Maroc. Cependant, dans un objectif de souveraineté alimentaire, il serait pertinent de supporter davantage les filières de viande rouge (ovine et caprine en particulier) consommant des ressources fourragères et pastorales locales plutôt que les filières de viande blanche importatrices majeures d’aliments de bétail.

Parallèlement, les protéines végétales représentent toujours la majeure partie des protéines consommées (70% de l’apport protéique journalier). mais leur consommation devient de moins bonne qualité nutritionnelle : les protéines de céréales ont tendance à remplacer celles de légumineuses (fèves, pois, haricots).

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Pourtant, la consommation de protéines végétales (de légumineuses) est indispensable pour un régime alimentaire équilibré. Dans le même temps, leur culture est indispensable pour améliorer la fertilité des sols, leur structure et in fine la production d’autres cultures comme les céréales.

Valoriser les recettes traditionnelles marocaines riches en protéines végétales (bissara, loubia, adass), aujourd’hui portant l’étiquette dégradante de « plats du pauvre », paraît donc essentiel afin de répondre aux besoins alimentaires par des productions agricoles locales et durables.

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La “bissara”, purée traditionnelle de fèves et/ou de pois cassés

Aujourd’hui sur la vingtaine de filières identifiées par le Plan Maroc Vert comme stratégiques, 5 filières de protéines animales apparaissent alors qu’aucune filière de protéines végétales n’apparaît, démontrant une décorrélation totale entre les besoins de « souveraineté alimentaire » et les productions agricoles promues.

III – Pourquoi la sortie du modèle agro-exportateur et la mise en place de politiques alimentaires ambitieuses est hautement improbable ?

La posture libérale de l’État marocain, à l’opposé de la « souveraineté alimentaire »

La sortie du modèle agro-exportateur et la mise en place de politiques alimentaires ambitieuses paraissent aujourd’hui nettement improbables rendant l’ambition affichée de « souveraineté alimentaire » inatteignable.

L’État marocain est en effet de tradition libérale, une posture qui s’est affirmée dans les années 1980 et qui est favorable au commerce international, y compris sur des produits vitaux comme les produits alimentaires, et ce, alors même que de nombreux pays incarnant le néolibéralisme essaient de maintenir la couverture de leurs besoins sur des denrées considérées comme stratégiques.

Ainsi, les États-Unis ou l’Union Européenne, malgré un libéralisme apparent sur les produits agricoles, subventionnent en réalité leurs productions agricoles avec l’effet de défavoriser les importations.

Par ailleurs, sur certaines denrées stratégiques, des plans de soutien ambitieux sont mis en œuvre pour réduire la dépendance aux importations. C’est le cas des protéines végétales dans l’Union Européenne, indispensables notamment pour nourrir les animaux d’élevage.

Le libéralisme de l’État marocain, qui ne cherche pas à réduire sa dépendance aux importations sur des denrées stratégiques, paraît donc plus extrême que le libéralisme étasunien ou européen.

Les politiques agricoles marocaines favorisent ainsi la production et l’exportation par le Maroc des produits agricoles sur lesquels il détient un avantage comparatif.

Par cette posture, les politiques agricoles marocaines favorisent aussi les grandes exploitations orientées vers l’exportation, et non l’agriculture familiale, principale productrice de « produits de base », et employant la majeure partie de la population rurale : 70% des exploitations agricoles font ainsi moins de 5 hectares.

Cette orientation agro-exportatrice apparaît aujourd’hui comme un raisonnement court-termiste qui ne prend en compte ni les impératifs de développement socio-économique ni la crise hydrique qui rend ces productions insoutenables, ni la volatilité des marchés internationaux qui rend dangereuse la dépendance aux importations sur les produits où le Maroc n’a pas d’avantage comparatif. 

Si le champ lexical de la « souveraineté alimentaire » commence à être intégré dans les discours politiques, les politiques actuelles et la posture libérale de l’État marocain sont à l’opposé de ladite « souveraineté alimentaire », qui prendrait en considération l’enjeu de crise hydrique et les risques inhérents à la dépendance aux importations.

La posture libérale de l’État marocain, à l’opposé de la « souveraineté alimentaire »

Au-delà d’une certaine tradition libérale, il faut en réalité chercher à comprendre pourquoi l’État marocain n’a pas réellement d’intérêt à la « souveraineté alimentaire » et à un régime alimentaire plus sain.

Le système politique marocain s’appuie en effet sur une importante imbrication avec les élites économiques du pays, qui participent ainsi largement à construire les politiques publiques davantage en leur faveur qu’en faveur de l’intérêt général dans un « capitalisme de connivence ».

Ainsi, de nombreuses personnalités d’État possèdent ou détiennent des parts dans des entreprises importatrices de « produits de base », exportatrices de fruits et légumes, ou transformatrices de produits agro-alimentaires et participant à la détérioration du régime alimentaire de la population marocaine.

Cette forte imbrication joue donc contre l’émergence d’une réflexion réelle sur la « souveraineté alimentaire », qui est certes dans l’intérêt général, mais qui n’est pas dans l’intérêt de ceux qui gouvernent l’État.

La précarisation de la « souveraineté alimentaire » : une source de revenus pour l’État

Dernier élément expliquant la réticence de l’État marocain à s’engager dans une remise en question de ses politiques agricoles et alimentaires : l’importance des recettes fiscales que tire l’État du modèle actuel, d’abord grâce aux droits de douane et, dans une moindre mesure, par les taxes à la consommation.

Les droits de douane sont en effet la première source de revenu de l’État marocain. Les recettes budgétaires douanières s’élevaient ainsi à 105 milliards de dirhams en 2021, soit 43,5% des recettes fiscales.

Parmi les biens importés, les produits agricoles et agro-alimentaires ont une place importante : 11% de la valeur des importations et 20% de la valeur des exportations.

Par conséquent, l’augmentation des exportations, celle plus massive des importations de produits agricoles et donc la précarisation de la « souveraineté alimentaire », bénéficie aux recettes de l’État.

Malgré tout, ces bénéfices pour l’État marocain doivent être nuancés par le surcoût du nouveau régime alimentaire des marocains en termes de dépenses de santé, dont une partie est prise en charge par l’État, et qui ne cesseront de croître au vu de l’apparition progressive des pathologies liées au surpoids et à l’obésité. Le coût des pathologies liées à l’obésité en Égypte, où les problématiques alimentaires et sanitaires ont quelques décennies d’avance sur le Maroc, est ainsi estimé à 4 milliards de dollars américains en 2019 (9), soit autant que les importations égyptiennes massives de blé.

Conclusion :

Pour des raisons de santé publique, de risques liés à la dépendance extrême aux importations alimentaires et enfin de développement agricole face au changement climatique et à la crise hydrique, la mise en cohérence des politiques agricoles et alimentaires paraît aujourd’hui urgente au Maroc. Seule cette mise en cohérence permettrait d’atteindre l'objectif ambitieux de couverture des besoins alimentaires par la production locale.

Cela exigerait des efforts importants des pouvoirs publics : un « interventionnisme de l’assiette » auquel l’État marocain est peu habitué, mais qui devient indispensable au regard du régime alimentaire devenu dangereusement hyper-calorique et déséquilibré de la population marocaine.

Modifier ce régime alimentaire, pour revenir à un régime proche de celui des années 1970, serait bénéfique pour la santé publique et pour l’agriculture marocaine, qui serait plus apte à couvrir les besoins alimentaires de la population marocaine.

Par ailleurs, la synthèse des enjeux de souveraineté alimentaire, de sécurité alimentaire et nutritionnelle, plus que jamais nécessaire, n’est pas une simple utopie au vu des expériences d’autres pays du Sud.

Cependant, il paraît aujourd’hui peu probable que l’État marocain s’engage dans une transformation profonde de ses politiques agricoles, vers une posture moins exportatrice. La tradition libérale marocaine rend peu probable une posture plus affirmée de l’État marocain sur les enjeux agricoles et alimentaires et ce, alors même que d’autres pays incarnant le néo-libéralisme évitent la dépendance aux importations sur les denrées alimentaires stratégiques.

Enfin, l’imbrication, parfois majeure, entre les pouvoirs économiques et politiques, et l’importance de la (sur)consommation pour les recettes fiscales de l’État marocain rendent de telles approches de « souveraineté alimentaire » peu pertinentes du point de vue des acteurs publics… sauf s’ils se souciaient davantage de la crise hydrique, de la durabilité du modèle agricole et si la santé publique les préoccupaient davantage.

 Article par Ali Hatimy

*Bimo est un gâteau industriel célèbre au Maroc. Il s’agit d’un exemple et cette marque n’est pas incriminée plus que les autres marques industrielles.

Sources principales :

(1) Les données sur les importations, exportations, consommations agricoles nationales sont issues des bases de données suivantes (et parfois de leur croisement) : FAOSTAT, TradeMap, UN Comtrade, Douanes marocaines.

(2) Joseph Laure, “Situation alimentaire et nutritionnelle au Maroc : inadéquation des moyennes nationales”, dans Environnement Africain, vol. 4 (13), 1980, p. 42-53. https://www.documentation.ird.fr/hor/fdi:28467

(3) Najib Akesbi, « La nouvelle stratégie agricole du Maroc annonce-t-elle l'insécurité alimentaire du pays ? », dans Confluences Méditerranée, vol. 78, no. 3, 2011, pp. 93-105. https://doi.org/10.3917/come.078.0093

(4) Kévin Del Vecchio et Pierre-Louis Mayaux, « Gouverner les eaux souterraines au Maroc : L’État en aménageur libéral », dans Gouvernement et Action publique, vol. 6, n°1, 2017, p. 107-130. https://doi.org/10.3917/gap.171.0107

(5) Steve Gliessman, “Transforming food systems with agroecology”, dans Agroecology and Sustainable Food Systems, vol.40, n°3, 2016, pp.187-189. DOI: 10.1080/21683565.2015.1130765

(6) Najib Akesbi, “Les subventions alimentaires : le pire ou le moins mauvais système pour lutter contre la pauvreté ?” dans Critique économique, vol. n°18, 2006

(7) Inter-Réseaux, “Brazil’s zero hunger strategy”, Briefing, September 2012.

(8) Florence Pinton et Yannick Sencébé. « Chapitre 7. De la lutte contre la faim à la promotion de la sécurité alimentaire et nutritionnelle au Brésil. Grandeurs et revers d’une politique nationale », Antoine Bernard de Raymond éd., Un monde sans faim. Presses de Sciences Po, 2021, pp. 201-226.

(9) Mohamed Aboulghate et al., “The burden of obesity in Egypt”, dans Frontiers in Public Health, Section Health Economics, vol. 9, 2021. https://doi.org/10.3389/fpubh.2021.718978